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8 min readMay 7, 2020

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Correspondance d’Estelle Mege à Denis Gancel etGilles Deléris

Rueil-Malmaison, le 11 mai 2020,

Cher Denis, cher Gilles,

En ce Jour 1 du reste de nos vies déconfinées, je ne résiste pas au plaisir de me joindre à la conversation, et de contribuer à mon tour — et à ma hauteur (sic) — au débat de l’ « Après » et de la contribution positive des marques, largement initié par vous, mais également par Martin, Johanne, Grégoire, Émeline, et Anaïs.

Depuis ce fameux 16 mars où nous nous sommes quittés un peu éberlués en salle Boulogne, nombreux sont ceux qui, bravant les incertitudes des instances médicales, politiques et économiques, se sont essayés au périlleux exercice d’anticipation de l’Après-Covid.

Vous vous en souvenez, il y a quelques mois (années, siècles ?) nous nous étions prêtées, avec Anaïs, au jeu de la prospective. Notre étude décrivait, à partir de l’écoute des signaux faibles à l’œuvre dans l’écosystème mondial du sport, trois futurs possibles pour les « brands in sports ». Trois futurs qui semblaient alors issus de scénarios de science-fiction tant ils bouleversaient les règles du jeu pour l’ensemble des acteurs de la filière sportive.

Nous étions alors loin d’imaginer l’ampleur des bouleversements que doit aujourd’hui affronter l’ensemble des secteurs que nous accompagnons. Le sport bien sûr, avec le report si complexe du tournoi de notre client Roland-Garros notamment.

Mais en ce moment, c’est l’Après du commerce qui occupe le plus mes pensées. Peut-être en partie parce que le shopping me manque…  Et c’est cela que j’ai envie de partager avec vous aujourd’hui.

Avec Grégoire, nous avons eu l’occasion la semaine dernière d’échanger longuement sur les enjeux du déconfinement pour les retailers. Je lui emprunte ici une formule (merci Grégoire !) que je trouve très juste. Et si nous ne parlions plus d’ « Après » mais d’ « Avec », plus de « Comment allons-nous faire après ? » mais plutôt de « Comment allons-nous composer avec ? ».

Avec la sécurité, avant tout.

À court terme, s’assurer de la sécurité des équipes et des clients est la priorité absolue. Partout, déjà, les initiatives sont nombreuses, empreintes de beaucoup de (bon) sens et d’une attention aux moindres détails.

D’abord pour les équipes. Les enseignes comme toutes les entreprises devront avant tout assumer leur rôle d’employeur et assurer la sécurité de leur personnel. Amazon a fait fi de la sécurité des personnes, avec les conséquences que l’on connaît… Dont acte.

On nous demande beaucoup ces jours-ci quelles sont les « best practices » chez les retailers… Il n’y a évidemment pas de benchmark. C’est de l’observation de ce qui se passe chaque jour dans les magasins que nous tirerons les meilleurs enseignements pour la suite.

Par exemple chez Leroy Merlin. Port de masque et de visière pour tous, désinfection des locaux quatre fois par jour, formation aux gestes barrière, distributeurs de gel hydroalcoolique, parois plexi… Leroy Merlin organise depuis quelques semaines la réouverture progressive de ses magasins avec une attention extrême portée à la sécurité et à la santé de ses équipes, et de ses clients. Le nombre de clients en magasin en simultané est limité par un système de prise de rendez-vous. Chacun son créneau. Dans les rayons, présence minimale du personnel et mise en place de dispositifs « à distance » pour renseigner les clients (téléphone, renvoi sur le site…). Le rempotage des rayons s’effectue en dehors des horaires d’ouverture du magasin. Au moment du passage en caisse, la vigilance est encore renforcée d’un cran. File unique, marquage au sol pour assurer le respect des distances de sécurité, protection plexiglas pour les caissières, paiement sans contact.

Le court terme devra permettre de déployer ce type de dispositifs partout. Et après ?

À moyen terme se pose pour beaucoup d’enseignes la question complexe de la (non) manipulation des articles. Que se passe-t-il quand on ne peut plus toucher, sentir, goûter, essayer ? Chez Nicolas, la réouverture des boutiques se fait sous contrôle. Un seul client à la fois, interdiction de toucher aux bouteilles, paiement par carte bancaire uniquement. Boulanger prévoit de réduire ses espaces de démonstration. Les enseignes de prêt-à-porter vont développer l’essayage à domicile, avec mise en quarantaine des articles retournés.

Une expérience garantie 100 % sans contact… Hum… Pas certaine d’en avoir très envie de ce déconfinement finalement…

L’enjeu pour les enseignes à moyen terme va donc être d’inventer les nouvelles modalités d’une expérience client qui « composera avec », qui tiendra compte des aspects sanitaires et sécuritaires tout en sachant offrir une vraie valeur de déplacement, mémorable et différenciante. Sous peine d’être mangées par les grands méchants loups comme dirait Denis. Et pour cela, la seule issue est de lancer sans attendre une réflexion centrée autour de l’usage et de l’innovation. À crise sans précédent, réponses inédites, s’il n’y a pas de benchmark, alors innovons !

Avec le moins.

La crise a hypertrophié nos besoins les plus basiques, notre instinct de survie.

Les enseignes jugées les plus utiles par les consommateurs[1] pendant le confinement sont celles qui pourvoient à nos besoins primaires. Carrefour, Leclerc et Intermarché arrivent en tête de ce classement. Certains retailers ont même commercialisé avec succès leurs kits de survie à destination des confinés-affamés (Marks & Spencer et ses « Essential Food Boxes », ou encore Carrefour et ses paniers « Essentiels »). Notre consommation s’est essentialisée.

Que conservera-t-on demain de ce retour à l’essentiel ? Un peu ? Beaucoup ?

À court terme, beaucoup. Moins loin, moins long, moins grand. Dans une étude Kantar récente[2], 58 % des répondants déclarent qu’ils préfèrent faire les courses près de chez eux et 42 % préfèrent éviter les grandes surfaces et les centres commerciaux au profit de magasins de petite taille.

Créons pour nos clients les solutions qui permettent d’aller à l’essentiel. Nouvelles proximités, parcours courts, surfaces réduites.

À moyen terme, beaucoup aussi sans doute. Moins de gaspillage de denrées et de ressources. Les images de la planète entière qui revit quand nous n’y sommes plus nous ont apporté une compréhension immédiate de notre impact sur le vivant.

Il faudra demain placer le critère de la responsabilité environnementale comme un impondérable. Nous savons déjà travailler à coût d’objectif, bien des clients nous l’imposent pour « rentrer dans l’enveloppe ». Travaillons demain avec nos clients à « responsabilité d’objectif », c’est-à-dire avec de vrais indicateurs de mesure de l’empreinte environnementale de nos projets.

Avec les nouvelles technologies.

S’il est communément admis que la crise n’a fait, pour le retail comme pour d’autres secteurs, qu’accélérer des processus qui étaient déjà à l’œuvre (e-commerce, hybridation des parcours, tech-enabled retail…), on peut tout de même se demander ce que nous garderons de nos nouveaux usages dématérialisés demain. Sommes-nous condamnés aux échanges virtuels et à la distanciation ? Triste perspective non ?

Parions que c’est le contraire qui va se produire !

Il est amusant (sourire ironique) d’observer, en cette période de confinement, ô combien les « nouvelles technologies » ou le « digital », souvent accusés d’être les fossoyeurs du commerce physique, ont permis aux enseignes de poursuivre leur activité et de renforcer leurs liens avec leurs clients. L’ensemble des acteurs de la retail-tech s’est engagé auprès des enseignes pour les aider à développer les plateformes, applications et services intelligents nécessaires à leur survie. À l’avenir il ne faudra définitivement plus opposer physique et digital, mais toujours mieux les hybrider.

Nouveaux outils relationnels (à l’instar du chatbot d’Alinea), nouveaux parcours hybrides (à l’instar du Click&Drive en test chez Kiabi) ou encore nouvelles modalités transactionnelles (cashless, sans contact…). Partout la greffe du « phygital » a pris comme on dit en botanique.

À court terme, les nouvelles technologies sont mises au service de la sécurité. Encore elle.

Chez le distributeur belge Colruyt, que Sonja connaît bien, l’intelligence artificielle est à l’œuvre pour accélérer le passage en caisse et limiter les risques. Chez Walmart, des robots naviguent dans les rayons pour vérifier les stocks. Toutes ces technologies, déjà présentées lors des derniers salons mondiaux, connaissent une mise en œuvre accélérée pour pallier l’urgence hygiéniste.

À moyen terme, le commerce sera le fruit de stratégies omnicanal innovantes et agiles.

Pertinence des dispositifs, rapidité de mise en œuvre et réel bénéfice d’usage seront les maîtres-mots. Le digital spectacle est mort, le fameux « effet wahou » n’impressionnera plus grand monde. Vive le digital utile, au service des clients !

Avec distance… et proximité

Sur ce point, Denis, je te rejoins. La crise a exacerbé notre manque de lien social, d’interactions humaines. Le confinement a créé pour nous tous le manque de l’autre. Le déconfinement devra permettre de recréer du lien, et les lieux devront offrir les conditions propices à cette rencontre d’un nouveau genre.

Les enseignes devront demain résoudre l’équation distance / relation, renforcer les liens avec leurs clients sans entrer en contact, limiter les interactions mais continuer à vendre.

On ne parle pas ici de distanciation sociale, mais « seulement » de distanciation physique.

À court terme comme à moyen terme, tous les dispositifs que nous mettrons en œuvre dans les mois qui viennent pour nos clients dans leurs points de vente devront composer avec le besoin naturel et humain de se retrouver, de se connecter les uns aux autres.

Une fois la survie et la sécurité assurées, le besoin de rétablir le lien social et le sentiment d’appartenance devront être assouvis. Les enseignes devront le prendre en considération.

Avec le besoin de réassurance enfin.

Les Français ont (eu) peur. Pour leur santé et celle de leurs proches. Pour leur emploi. Pour l’économie…

Ils vont exiger d’être rassurés par les enseignes, qui devront être aux avant-postes de cette exigence accrue de réassurance. Déjà au cours de la dernière décennie, les crises alimentaires et la prise de conscience écologique leur avaient imposé d’apaiser l’angoisse des consommateurs et de redonner du sens à la consommation.

Là encore, il y a accélération. Les règles du jeu imposées par les consommateurs seront dorénavant encore plus drastiques et non négociables : transparence les filières (et les marges), respect des producteurs, attention portée à la communauté locale…

Une lumière crue sera dorénavant braquée sur les promesses en l’air…

Notre rôle d’agence sera d’aider nos clients à transformer leurs promesses en preuves dans les parcours, et à accorder une surface d’expression plus grande à leurs engagements concrets et aux services à la communauté. D’inventer les KPI qui feront sens (engagement au m2 vs rentabilité au m2 ?)

La posture des retailers demain devra composer avec, et être à la hauteur de ce que vivent les Français aujourd’hui. Utile. Responsable. Engagée.

De nouvelles solidarités se sont organisées au cours des dernières semaines : vis-à-vis des producteurs, vis-à-vis des plus fragiles, vis-à-vis de la communauté locale, vis-à-vis d’autres commerçants du quartier même.

Faire avec, c’est aussi et surtout faire avec les autres. Dépasser la vision purement ROIste des plans d’actions marketing pour aller vers une vision plus solidaire.

Cela me donne l’espoir, si ce n’est d’un monde meilleur, de nouveaux briefs passionnants dans les mois qui viennent !

J’espère vous retrouver très bientôt pour poursuivre cet échange « in real life ». En attendant, je vous embrasse bien fort tous les deux, même pas peur !

Estelle

[1]. Étude CSA — Brands & You — mars 2020.

[2]. Kantar — COVID-19 Monitor. Évolution des comportements et implications pour les marques. Avril 2020.

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