7 — Lettre ouverte à Gilles Deléris

W&Cie
7 min readApr 27, 2020

Gonneville, le 23 avril 2020

Mon cher Gilles,

Chaque jour, j’ai guetté le facteur. Mais j’ai compris en te lisant, pourquoi tu avais choisi le tarif lent. Merci pour ta belle lettre qui propose une nouvelle façon de faire agence. Je voudrais aussi remercier tous ceux, de plus en plus nombreux, qui nous lisent et qui contribuent à nos échanges. Ce genre oublié de la correspondance nous laisse le temps d’écrire, et répond bien à la prise de distance que nous recherchions.

Je ne sais pas toi, mais je commence à être lassé de tous ces augures qui n’ont aucun doute sur leur analyse et sur ce qui va advenir.

Connais-tu cette histoire d’un étalon offert à un chef de village de Mongolie ? Tout le monde l’envie, le jalouse et défile sous sa yourte. Et lui ne fait que répondre : « Chance ou pas chance, qui le sait ? ». Son fils aîné, intrépide, tente en cachette de dresser l’animal et fait une mauvaise chute. Jambes brisées, il ne peut plus aider son père au champ… À nouveau le village défile pour, cette fois, plaindre le père. Mais lui répond à nouveau : « Chance ou pas chance, qui le sait ? » Arrive une guerre avec les tribus voisines, qui mobilise tous les jeunes hommes du village. Revoilà le village sous la yourte. « Comme tu as de la chance de garder ton fils auprès de toi… », clament-ils en chœur… Tu devines la réponse du chef de village…

N’oubliant pas les centaines de milliers de victimes, et les conséquences que la chute du PIB entraînera notamment en Afrique, je finis par me dire qu’il fallait sans doute un événement tragique, extérieur, universel, non maîtrisable, pour prendre la décision de santé la plus importante de l’histoire en tentant de sauver les plus vulnérables, et imposer une pause à notre course à l’abîme.

Car la crise pose des questions anthropologiques sur l’idée que l’on se fait de la place de l’Homme et de nos rapports aux autres. Nous qui avions tendance à nous croire tout-puissants, nous nous découvrons vulnérables et démunis. Je te recommande à ce sujet la contribution d’André Comte-Sponville(1), qui tente d’analyser la mise à jour salutaire de nos fragilités. On est loin de Google qui rêvait d’euthanasier la mort. D’ailleurs, où sont-ils les docteurs Mabuse de Mountain View ? On les entend peu… L’Université de la Singularité a dû fermer, comme les autres…

Je souhaiterais profiter de cette lettre pour prolonger la réflexion autour du Contributing® et approfondir avec toi : sa raison d’être, ses conséquences économiques et les évolutions de nos métiers qu’il pourrait impliquer.

La raison d’être du Contributing® repose sur quatre valeurs.

La confiance. Plus que jamais nous allons avoir besoin de conjuguer la confiance sous tous les modes. Confiance en nous-même, dans l’avenir, et dans les autres. Le Contributing® souhaite repousser tout fatalisme, tout immobilisme, en fédérant le maximum de contributeurs actifs, enthousiastes et compétents, prêts à inventer des solutions nouvelles face à la complexité.

L’Homme social. Le capitalisme digital va sortir grand vainqueur de cette crise et risque d’hypertrophier un individualisme déjà bien ancré dans la société. Grâce à l’Observatoire de la Marque France(2), nous savons combien notre nous est malade. Les Français cherchant à se protéger, ont mis leurs chariots en cercle, par une « ego-logie » assumée. Le Contributing® tente de défendre l’idée que, malgré la distanciation physique (et non pas sociale) nous avons un besoin vital de relation, de conversation pour faire société.

Les libertés. Les GAFA ne sont pas simplement de très grandes entreprises. Pourquoi d’ailleurs critiquer leur succès ? Mais comme l’évoque Vincent Mayet(3), leur domination technologique qui préempte des pans entiers de notre vie sociale — l’accès pour Google, le marché pour Amazon, la relation pour Facebook, la créativité et le divertissement pour Apple — fait peser une menace réelle sur nos libertés individuelles (cf. Facebook/Cambridge Analytica)

Le Contributing® n’est pas naïf et entend être aux côtés de ceux qui se battent pour défendre leur souveraineté technologique et préserver les libertés.

L’équilibre. Il s’agit bien sûr des grands équilibres (émissions de CO2, réchauffement climatique, décroissance énergétique…), mais aussi des petits : vie personnelle, vie professionnelle, conditions de travail, télétravail… Je connais ta réserve sur les cadences infernales, le flex office dépersonnalisé. Devons-nous par exemple anticiper la mort de l’open space(4) ? Le Contributing® place la dimension architecturale, physique et comportementale au cœur de son approche.

Sur le plan économique. Permets-moi un souvenir de voyage pendant la guerre du Liban. C’était lors d’une traversée de nuit, à bord du ferry Empress of the Seas qui reliait Larnaka à Beyrouth. Tout avait bien commencé, mais une violente tempête se leva, et une vague scélérate coucha le bateau…

Je voyais ce spectacle étonnant de clients, joueurs de casino, allongés par terre, couverts de pièces, appelant à l’aide… Il fallut les secourir bien sûr, mais aussi réparer les dégâts. Je pense à cette histoire aujourd’hui, alors que nous sommes au creux de la vague, et que beaucoup d’entreprises risquent d’aller au tapis, malgré la planche à billets qui fait illusion.

Je me réjouis qu’un Contributing® spontané se soit développé. Les marques qui se sont engagées pour porter secours ont rencontré une réceptivité(5) exceptionnelle de la part des consommateurs. Mais que va-t-il se passer maintenant ? Aucune marque ne pourra se dispenser d’inscrire sa contribution sociétale dans une stratégie de long terme.

Cela passera, j’en suis convaincu, par un capitalisme plus équitable, et plus sociétal, qui sache répondre aux enjeux du siècle de la santé publique.

La loi Pacte, et notamment les dispositions sur la raison d’être, et l’entreprise à mission en sont un excellent vecteur. Olivia Grégoire a raison(6). Il faudra aller plus loin en dotant les entreprises d’un classement de performances extra-financières fondées sur des valeurs européennes. Elles seront pour nous demain un avantage compétitif majeur.

Mais cela passera pour les marques par des gestes concrets, un soin affirmé pour la santé des collaborateurs, une nouvelle présence des marques en retail, une nouvelle créativité publicitaire et, comme tu l’évoques, un nouveau style et un nouveau comportement.

Pour conclure, j’aimerais prolonger ton propos sur l’avenir de nos métiers. Chacun de nous s’interroge sur nos retrouvailles le 11 mai. Une fois passés les fous rires à la vue des nouvelles coiffures et les jalousies soudaines envers les chevelures moins garnis… nous nous attellerons à la tâche d’un Contributing® appliqué, cette fois, à nous-mêmes. Nous nous interrogerons sur ce que nous voudrions voir changé, modifié, amélioré.

Passons en revue si tu le veux bien, quelques-uns des urticants d’avant Covid. Ce pourrait faire des scènes d’une « actualité néanmoins dramatique », comme dit Jérôme Garcin au Masque et la plume. Elles restent à écrire et à jouer.

Scène 1 — Où il est question de jouer à la roulette : 1 chance sur 10. Faites vos jeux, rien ne va plus.

Disons-le simplement, le business model de la plupart des agences ne pourra plus supporter les coûts liés aux compétitions.

La drogue du new business est une drogue dure qui peut être fatale au métier.

Demain, Il ne s’agira évidemment pas de les contester — elles font partie des principes de bonne gouvernance — mais elles devront être encadrées beaucoup plus strictement, notamment par les marieurs, afin d’éviter l’escalade des coûts et des temps passés.

Scène 2 — Quand, inexplicablement, votre facture s’enlise dans les méandres et les procédures qui vont bien…

L’allongement infini des délais de paiement est un sport national notamment dans les grands groupes.

Demain, l’enjeu de trésorerie sera crucial pour toutes les agences.

Les feintes de balayeurs utilisés doivent cesser et être dénoncées (à Bercy notamment qui s’est saisi du sujet). Les entreprises (y compris les agences) savent-elles qu’elles encourent de fortes amendes calculées en pourcentage du chiffre d’affaires ?

Scène 3 — N’est pas maçon qui veut. C’est au pied du mur qu’on en fait l’expérience.

L’internalisation est une fausse bonne idée qui date. Tu le sais, beaucoup de réseaux de communication se sont créés à partir de structures intégrées dont les groupes souhaitaient se défaire, observant que la créativité de ces agences s’asséchait à pratiquer la politique du client unique.

Demain, les clients auront tout avantage à challenger leurs agences en s’attachant à garder leur distance. C’est à cette condition qu’elles obtiendront un meilleur conseil, une meilleure création, à un bien meilleur prix !

Scène 4 — Vous êtes plus cher, beaucoup plus cher, parole d’acheteur !

La gestion par les coûts a ses limites. Les agences sont à l’os et les équilibres financiers précaires.

Demain, il nous faudra sortir du langage paradoxal : de l’excellence, avec des très seniors pour très peu cher. Nous devrons mieux faire la pédagogie de la valeur de nos prestations et faire mentir Oscar Wilde : “Les gens, aujourd’hui, connaissent le prix de tout et la valeur de rien”.

Scène 5 — Comme à Marseille, droit au but.

Tu insistes souvent sur le temps qu’il faut pour faire les choses. L’écriture musicale me l’apprend, dans la souffrance souvent… Il y a un monde entre le désir énoncé et sa réalisation, un monde entre une exécution approximative et le cisèlement d’une réponse originale.

Demain, nous devrons retrouver de la spontanéité dans nos relations. Nous aurons besoin de tout le monde : de ceux dont la pensée précède l’action (et c’est formidable) et de ceux pour qui les actes qui devront suivre tempèrent la pensée (et c’est tout aussi formidable).

Émeline, dans sa contribution(7), résume bien les nouvelles façons de faire qui seront attendues : « Plus d’écoute… Moins de certitude… Moins de contrôle… Plus de panache ». Beau programme en perspective !

Voilà mon cher Gilles. Tu me pardonneras cette lettre un peu longue mais, la rentrée approchant, je suis convaincu qu’au-delà des grandes idées, il faudra se remettre en cause, nous les premiers. Il reste encore quelques semaines pour y réfléchir. Quelle chance !

Je t’embrasse, cuisine bien.

Denis

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